samedi 18 décembre 2010

Mafia(s) - III

Première partie.
Deuxième partie.
Troisième et dernière partie.
Qu'est-ce que la mafia ?, en un seul billet, navigable.


Après avoir analysé dans un premier billet quatre dimensions de la mafia - criminelle, systémique, militaire et internationale -, puis dans un second les quatre dimensions suivantes : rituelle, familiale, politique et économique, nous voici arrivés aux quatre dernières : sociale, culturelle, légale, et pour conclure, ce pendant de la mafia qu'est l'Antimafia. Tout en précisant que la liste n'est pas exhaustive et qu'on pourrait en ajouter d'autres : stratégique, psychologique, linguistique, etc. Mais bon, on ne saurait épuiser l'argument "mafia" en trois billets de blog, et j'espère de toute façon vous avoir fourni suffisamment d'éléments pour tenter une réponse motivée à la question : qu'est-ce que la mafia ?

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La dimension sociale de la mafia

Il est évident qu'une force politico-économique aussi puissante que la mafia impacte en profondeur le tissu social qu'elle gangrène, en termes de représentation sociale, de pénétration sociale, voire de statut social...

Lorsque la Grande Encyclopédie (cf. premier billet) nous dit que : « L'état actuel de la propriété, la misère générale des travailleurs assurent à la Mafia leurs sympathies. », elle cache entre les mots de ce bout de définition une grande vérité, qui est également une immense culpabilité : celle de la politique de maintenir systématiquement le peuple en conditions de misère et d'ignorance pour mieux le manipuler !

Un peuple ignorant et miséreux exprime peu de prétentions "démocratiques", et réaliser les premiers niveaux de la pyramide des besoins de Maslow lui suffit amplement. Ses priorités vont rarement au-delà du troisième degré, puisque comment penser à l'estime de soi et à l'accomplissement personnel lorsque l'on n'a même pas de quoi satisfaire ses propres besoins physiologiques (manger, boire, dormir, respirer...), de sécurité (du corps, de l'emploi, de la santé, de la propriété...), d'appartenance et affectifs (amour, amitié, intimité, famille...) ?



Sans compter qu'un peuple ignorant et miséreux fournit un bassin de main-d'œuvre inépuisable où la mafia peut recruter à volonté les candidats aux basses besognes. Prenez des jeunes sans aucun espoir d'avenir, faites-leur miroiter la possibilité d'avoir de l'argent, de l'influence, du pouvoir, et l'appartenance à la mafia devient statut social, idéalement capable de combler les degrés supérieurs de la pyramide. Saviano a fort bien expliqué cela dans Gomorra...

C'est ainsi que la visibilité sociale de la mafia est sous les yeux de tout un peuple, en négatif ou en positif, mais bien présente ! Par exemple - cela arrive -, lorsqu'une société fait appel aux services de l'organisation mafieuse sans même avoir été menacée, une telle circonstance indique que la mafia est un "acteur social" reconnu. 

Lorsque des citoyens se regroupent en hurlant après les policiers qui viennent d'arrêter un boss mafieux, ils expriment un "consensus social" qui est dirigé vers la mafia et non pas vers l'ordre établi.

Un consensus qui témoigne du véritable niveau de pénétration sociale de la mafia, diffus, profond, puisqu'il y a longtemps que la présence mafieuse a dépassé les seules régions du Sud pour aller coloniser le Centre et le Nord de l'Italie, un constat que seuls les politiques - en particulier ceux de la Ligue du Nord - continuent à nier de toutes leurs forces, en dépit du bon sens et d'une réalité largement observable. 

Un consensus, enfin, qui exprime l'adhésion à la culture mafieuse, à ses codes de comportements, ses codes linguistiques, puisque durant plus d'un siècle et demi d'existence, la mafia a pu et su élaborer un riche patrimoine culturel que l'on retrouve mêlé aux traditions populaires, au folklore, à l'histoire, à la littérature, et même au droit...


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La dimension culturelle de la mafia

La mafia est aussi culture, et toute culture passe par la langue, le code linguistique. Personnellement je suis fasciné par le langage mafieux, en ce qu'il est capable d'exprimer en peu de mots une vérité noyée au milieu d'un océan de mensonges. Le problème pour les interlocuteurs étant de savoir constamment faire la part entre vérité et mensonge ... sous peine de mort, puisque la sanction ultime des mots et des discours mafieux, c'est la mort.

Imaginez une seconde que votre vie dépende à chaque instant des mots que vous prononcez !

Dans son interview à Giovanni Falcone (Cose di Cosa Nostra), Marcelle Padovani dit ceci : 
Peu à peu, j'ai appris moi aussi à m'exprimer dans une sorte de langage codifié, à interpréter les inflexions de voix, à ne pas en demander et surtout à ne pas en dire trop. Exactement comme fait Falcone avec les présumés mafieux. Ou comme le font les mafieux entre eux, toujours sur le qui-vive dans leur activité quotidienne de décodage de signaux. C'est une activité intellectuelle passionnante, qui démontre la vacuité des longues digressions et encourage à économiser les mots : le verbe a une charge de densité telle qu'il équivaut à l'action la plus éclatante.
A poco a poco, ho imparato anch'io a esprimermi in una specie di linguaggio in codice, a interpretare le inflessioni di voce, a non chiedere e soprattutto a non dire mai troppo. Proprio come Falcone con i presunti mafiosi. O come i mafiosi tra loro, sempre sul chi vive nel loro quotidiano lavoro di decifrazione di segnali. E' un'attività intellettuale appassionante, che dimostra la vacuità di lunghe digressioni e incoraggia a risparmiare parole: il verbo ha una tale carica di densità da corrispondere all'azione più plateale.
Vingt ans après, le décodage que fait Saviano des discours de la Camorra est tout simplement bouleversant. Il vous montre une langue que vous ignorez même si vous en connaissez les mots. Une langue qui puise autant dans la tradition que dans la modernité, où tout est code, faite de mots et de non-dits, de silences et de détails, de signaux, d'un lexique de petites choses, de gestes et de demi-gestes qui remplacent parfois les mots, voire de regards qui ponctuent les phrases, où tout a une signification précise, où tout est symbole, où tout est lié à un dessein logique.

Une situation très proche de ce que j'ai essayé de décrire dans Le sens et la valeur des mots, une situation de communication qui tend parfois vers la langue poétique ultime, à l'extrême opposé de ce qu'est devenue la langue du berlusconisme, d'un messianisme fourchu... Et, de fait, tout cela ne s'apprend pas dans les livres mais dans la rue. 

Un magistrat en première ligne contre la 'ndrangheta, Nicola Gratteri, répète souvent qu'absolument aucune émotion ne doit transparaître du visage du juge interrogeant un mafieux. En fait c'est comme au poker, où les joueurs doivent se montrer impénétrables aux sentiments, aux émotions. Sauf que là, l'enjeu c'est la vie ou la mort.

Et le comble dans cette histoire, c'est que tout ce que l'on sait aujourd'hui sur la nature et les formes de la culture mafieuse, nous le savons grâce à la parole des "repentis". Une bombe que les politiques - de droite et de gauche, cf. Loi Fassino de 2001 - ont tenté de désamorcer par une série de lois allant dans le sens des revendications mafieuses, puisque c'est la quatrième exigence mentionné dans le Papello : 4. réformer la législation sur les repentis (riforma legge pentiti).

Déjà en mars 1999, Silvio Berlusconi avait déclaré : « Nous présenterons un projet de loi pour imposer aux repentis mafieux de TOUT dire durant le premier mois de leur collaboration... » Autrement dit, tout ce qu'ils raconteront à partir du 32ème jour n'aura plus jamais aucune valeur. Comme si un repenti pouvait raconter des décennies de mafia, de crimes et de contacts en un mois ! Actuellement, ce délai est de six mois.

Mais il est évident que la parole fait peur, puisque c'est la seule antidote à la culture du silence que partagent mafieux et politiques corrompus. C'est d'ailleurs le combat que je mène à mon niveau, qui sait si ça débouchera un jour sur quelque chose de positif. En tout cas, je le dois à mon fils.

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La dimension légale de la mafia

Nous voici arrivés - presque - au terme de ce parcours, que je terminerai par cette nouveauté absolue d'une mafia qui pénètre la légalité sociale par toutes les portes. D'une mafia qui se fait entreprise après s'être fait politique, non pas entreprise illégale mais avec pignon sur rue !

D'une mafia dont les jeunes générations ont étudié dans les meilleurs collèges, fréquenté les meilleures universités, pris leur diplôme en Italie ou à l'étranger, et qui sont analystes financiers, médecins, avocats, etc., cols blancs parmi les cols blancs, si ce n'est qu'ils peuvent compter sur une double puissance, économique et de feu, face à laquelle aucune concurrence au monde ne peut résister.

Antonio Ingroia le reconnaît :
Aujourd'hui la mafia est surtout une mafia financière, une mafia des affaires, qui a démultiplié sa présence au cœur de l'économie légale !
La mafia oggi è soprattutto mafia finanziaria, mafia degli affari, che ha moltiplicato la sua presenza nell'economia legale.
Et d'ajouter une déclaration qui me frappe plus particulièrement :
Nous avons à présent une mafia plus civile et une société plus mafieuse. Une mafia toujours plus en costume-cravate et une société qui préfère se déguiser en changeant d'habits plusieurs fois par jour. En somme, nous avons désormais des pans entiers de la société qui ont intériorisé les modèles de comportement des mafieux. Et ça se voit dans tous les domaines.
Abbiamo oggi una mafia più civile e una società più mafiosa. Una mafia sempre più in giacca e cravatta e una società che cambiandosi abito troppe volte al giorno sceglie il travestimento. Insomma, abbiamo interi pezzi di società che hanno ormai introiettato i modelli comportamentali dei mafiosi. E lo si vede in tutti i campi.
Des déclarations inquiétantes, qui signifient surtout que la société italienne dans son ensemble s'est tellement compromise avec la mafia et la corruption que le mal finit par déteindre sur le bien, alors que dans une société normale, ce sont les parties saines qui devraient finir par éradiquer les parties malades.

En revanche nous avons un cancer malin - la mafia - dont les métastases visibles et invisibles colonisent le corps social, dans l'espace et dans le temps.

Giovanni Falcone le confiait déjà à Marcelle Padovani (Cose di Cosa Nostra) :
La mafia, je le répète, n'est pas un cancer qui aurait proliféré par hasard sur un tissu sain. Elle vit en symbiose parfaite avec une myriade de protecteurs, de complices, d'informateurs, de débiteurs de toute sorte, de petits et grands maîtres-chanteurs, de gens intimidés ou rackettés qui représentent toutes les couches de la société. Tel est le bouillon de culture de Cosa Nostra, avec tout ce que cela signifie en termes d'implications directes ou indirectes, conscientes ou non, volontaires ou forcées, qui peuvent souvent compter sur le consensus de la population.
La mafia, lo ripeto ancora una volta, non è un cancro proliferato per caso su un tessuto sano. Vive in perfetta simbiosi con la miriade di protettori, complici, informatori, debitori di ogni tipo, grandi e piccoli maestri cantori, gente intimidita o ricattata che appartiene a tutti gli strati della società. Questo è il terreno di coltura di Cosa Nostra con tutto quello che comporta di implicazioni dirette o indirette, consapevoli o no, volontarie o obbligate, che spesso godono del consenso della popolazione.
Une société qui permet cela sans réagir est une société qui a abdiqué face au mal, en renonçant à sa liberté, sa dignité et ses responsabilités, une société qui, pour tout dire, ne mérite pas la démocratie qu'elle proclame vouloir dans les mots mais qu'elle éloigne et rejette dans les actes. 

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L'antimafia (conclusion)

Notre société aura-t-elle les anticorps suffisants pour se soigner et guérir ?

Il y a toujours eu une gigantesque ambiguïté sur l'antimafia en Italie, puisque de tout temps mafieux et corrompus se sont unis pour délégitimer, diffamer et décrédibiliser les acteurs de l'antimafia, avec d'autant plus de virulence qu'ils étaient sincères et courageux.

Parfois aidés dans cette tâche par des intellectuels de bonne foi ou non, conscients ou inconscients, journalistes ou écrivains, comme Leonardo Sciascia, qui publia le 10 janvier 1987, dans le "Corriere della Sera", un article malencontreusement intitulé "Les professionnels de l'antimafia", qui critiquait entre les lignes le maire du "Printemps de Palerme, Leoluca Orlando, et accusait explicitement Paolo Borsellino de profiter de sa position de juge antimafia reconnu pour favoriser sa carrière ! Comme quoi être un professionnel de l'antimafia avait aussi ses avantages...

Effectivement, on a vu comment s'est terminée la carrière de Paolo Borsellino !

Une expression qui a donc fini par devenir une formidable arme idéologique aux mains de la mafia et de ses complices, pour intimider et combattre ceux qui sont en première ligne sur le front de l'antimafia en les accusant de tous les maux, de toutes les cupidités, de n'être que des opportunistes, des bavards, etc.

Un antagonisme systématiquement soulevé par les membres du gouvernement Berlusconi, qui serait, selon eux, le champion de l'antimafia dans les faits, par opposition aux velléitaires de l'antimafia dans les paroles, qui est loin d'être innocente et cause bien des dégâts :
  • en faisant de l'ombre, au plan médiatique, à l’antimafia dans les faits, c'est-à-dire aux efforts des forces de l'ordre, d'une bonne part de la magistrature, du gouvernement et du parlement, qui ont entrepris une voie absolument nouvelle pour combattre la mafia ;
  • en prétendant d'imposer sa propre liste, arbitraire, des bons et des méchants, le plus souvent sans savoir de quoi elle parle ;
  • en ignorant quels sont aujourd'hui les véritables enjeux au niveau des relations entre les institutions et une partie de la magistrature.
Que dire, face à ce déluge de mensonges ? Sinon conseiller le décalogue de l'Antimafia dressé par Nando dalla Chiesa à la fin de son livre, préalable à toute activité visant à rendre la société moins accueillante, moins hospitalière pour le crime organisé : (1) se former et (2) s'informer sur la mafia, (3) créer et cultiver une conscience, une sensibilité civile, (4) diffuser l'information, (5) organiser et participer aux campagnes d'opinion et de dénonciation, (6) consommer de façon critique et consciente, (7) exercer un contrôle continu sur la légalité, (8) se servir de son vote avec discernement, (9) appuyer celles et ceux qui luttent, et (10) ne jamais agir seul(e).

Dans son livre-interview de Giovanni Falcone, intitulé Cose di Cosa Nostra (Rizzoli, Milan 1991), Marcelle Padovani définit ainsi la mafia : système de pouvoir, articulation du pouvoir, métaphore du pouvoir, pathologie du pouvoir, la mafia se fait État là où l'État est tragiquement absent. La mafia système économique, impliquée depuis toujours dans des activités illégales, rentables et pouvant être exploitées de façon méthodique. La mafia organisation criminelle, qui use et abuse des valeurs siciliennes traditionnelles. La mafia, dans un monde où la notion de citoyenneté tend à se diluer alors que la logique de l'appartenance tend à se renforcer, un monde où les citoyens, avec leurs droits et leurs devoirs, s'effacent devant les clans et le clientélisme, la mafia, donc, se présente comme une organisation dont l'avenir est assuré. Et dont le contenu politique de ses actions en fait sans aucun doute une alternative au système démocratique. Mais combien de personnes sont-elles conscientes, aujourd'hui, du danger qu'elle représente pour la démocratie ?

Et Marcelle Padovani de finir son livre sur ces mots de Giovanni Falcone :
On meurt généralement parce qu'on est isolé ou parce qu'on s'est lancé dans un jeu plus grand que soi. On meurt souvent parce qu'on ne dispose pas des alliances nécessaires, parce qu'on est laissé sans appui. En Sicile, la mafia agresse les serviteurs de l'État que l'État n'a pas réussi à protéger. 
Si muore generalmente perché si è soli o perché si è entrati in un gioco troppo grande. Si muore spesso perché non si dispone delle necessarie alleanze, perché si è privi di sostegno. In Sicilia la mafia colpisce i servitori dello Stato che lo Stato non è riuscito a proteggere.
J'ajouterais : et que l'État n'a pas voulu protéger !


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À l'automne 1994, deux ans après les assassinats politico-mafieux-terroristes des juges Giovanni Falcone & Paolo Borsellino, Berlusconi, alors président du conseil pour la première fois, se mit en tête de faire une visite surprise à la famille Borsellino. Rita, la sœur de Paolo et Salvatore, refusa à quatre reprises de faire monter Berlusconi chez elle, si bien qu'à la fin celui-ci ne put que la saluer à l'interphone en lui posant la question suivante : - « Madame, que pouvons-nous faire pour combattre la mafia ? »

J'imagine que Paolo lui aurait répondu de la façon suivante :
La lutte contre la mafia doit d'abord être un mouvement culturel qui habitue les gens à sentir la beauté du frais parfum de la liberté, qui s'oppose à la puanteur du compromis moral, de l'indifférence, de la contiguïté et, donc, de la complicité.
La lotta alla mafia deve essere innanzitutto un movimento culturale che abitui tutti a sentire la bellezza del fresco profumo della libertà che si oppone al puzzo del compromesso morale, dell'indifferenza, della contiguità e quindi della complicità».
Berlusconi, tu ne pourras jamais comprendre ça, tu pues la mort, ton mausolée t'attend. Le plus tôt sera le mieux.

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P.S. Cela faisait longtemps que je voulais écrire un article de fond sur la mafia, le déclencheur aura été la lecture de l'essai de Nando dalla Chiesa, intitulé La Convergenza - Mafia e politica nella seconda Repubblica, Ed. Melampo, Milano 2010.

J'adresse une pensée émue à Salvatore Borsellino, que j'ai l'honneur de connaître, et qui met toutes ses énergies au service d'un combat sans fin pour établir la Justice et la Vérité sur l'assassinat de son frère et des membres de son escorte.

Mon amitié, mon affection et ma reconnaissance vont à toutes celles et ceux qui font vivre l'antimafia en Italie, avec cœur, courage, constance et abnégation. Eux sont les véritables acteurs de l'antimafia dans les faits et dans les paroles, cohérents entre ce qu'ils disent et ce qu'ils font. Nos enfants ont tant besoin d'eux pour grandir dans l'espoir d'un avenir meilleur, plus juste et plus vrai.

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