samedi 14 août 2010

Poisons


Le titre de ce billet s'inspire d'une affaire qui risque de faire grand bruit avant la fin de l'année, à savoir la présentation par Gianni Lannes du dossier “Veleni nel Mare Nostrum” devant le Parlement européen... 

Introduction 
I. De la terre à la mer... 
Retour aux sources 
II. De la mer à la terre... 
Conclusion

* * * 

Introduction

Pour le rédiger je me suis plongé dans la lecture de plusieurs ouvrages (numérotés de 1 à 5, ce qui me permettra de les citer en renvoi par leur numéro) :
  1. "Les Vaisseaux du poison. La route des déchets toxiques", de François Roelants du Vivier, publié aux éditions Sang de la terre, en oct.-nov. 1988
  2. Bandiera nera. Le navi dei veleni, d'Andrea Palladino, édité par manifestolibri (fév. 2010) (Pavillon noir. Les navires empoisonnés)
  3. Avvelenati, de Giuseppe Baldessarro et Manuela Iatì, Città del Sole Edizioni (avril 2010) (Empoisonnés)
  4. Le Navi della vergogna, de Riccardo Bocca, éditions BUR (mai 2010) (Les bateaux de la honte)
  5. Veleni di Stato, de Gianluca Di Feo, éditions BUR (nov. 2009) (Poisons d'État)
Outre consulter de nombreuses sources sur Internet, dont "Le navi sparenti", le dossier de Greenpeace sur les navires toxiques, le dossier sur le Probo Koala, ou encore ce Cahier critique sur les transferts transfrontaliers de déchets toxiques et leur impact sur les droits humains, Toxics from Italy, etc. [Début]

* * * 

I. De la terre à la mer...

Je vous préviens, c'est long, mais cette histoire, compliquée tant elle a de ramifications, mérite d'être racontée, DOIT être racontée. Essayons, moi d'écrire, et vous de lire... En commençant par cette citation d'Alain Bombard :
Si tout dans la nature répondait au schéma de Lavoisier : « Rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme », les nouvelles techniques ont créé des objets qui oublient le troisième terme de la proposition : ils ne se transforment plus et s'accumulent dans les milieux vivants de jour en jour, d'année en année, de siècle en siècle. C'est une invasion qui au minimum prend la place de la vie, au maximum l'empoisonne.
qui préface le livre de François Roelants du Vivier, écrit à l'époque-même où l'opinion publique internationale était sensibilisée par l'odyssée d'un cargo-poubelle, le Zanoobia, chargé de 2200 tonnes de déchets toxiques, qui a erré plusieurs semaines en Méditerranée avant d'accoster au port de ... Massa Carrara, le 5 mai 1988. C'est-à-dire à l'endroit même d'où la cargaison était partie, 15 mois plus tôt ! Retour à la case départ... 

La magistrature italienne a fait procéder à une identification minutieuse des étiquettes encore visibles sur les fûts (cf. 2, p. 75 et p. 119 et sq.), appartenant à 150 sociétés dont le gotha de l'industrie pharmaceutique et chimique mondiale ! 

Qu'on en juge : 
A.G.I.P. 
BASF 
BAYER 
CIBA GEIGY 
CYNAMID 
DE LONGHI 
DOW CHEMICAL 
DOW CORNING 
DUPONT DE NEMOURS 
EASTMAN CHEMICAL 
ENICHEM 
FARMITALIA - CARLO ERBA 
FARMOPLANT 
HOECHST 
I.C.I. 
ILVA 
K.J. QUINN FRANCE 
LORILLEUX 
MIYOSHI OIL 
MONSANTO 
MONTEDISON 
MONTEPOLIMERI 
NORSOLOR 
PIRELLI 
SANDOZ 
SHELL ITALIA 
SNIA 
SOLVER 
Union Chimiste de Belgique, etc. [Début] 

Mais comment en est-on arrivé là ? 

Selon la chronologie des événements relatée par M. François Roelants du Vivier (cf. 1, p. 33 et sq.), le 20 septembre 1986, à Djibouti, la société International Consulting Office s'apprête à finaliser un contrat avec Intercontract SA, présidée par Gianfranco Ambrosini, portant sur « l'élimination de déchets industriels européens », pour une quantité minimale de 100 000 tonnes par an de déchets solides (hors déchets radioactifs), sur une période de cinq ans renouvelable. Soit 8 à 10 000 tonnes par bateau et jusqu'à 4 transports par mois... 

L'affaire est totalement légale et, le 12 janvier 1987, un autre contrat est signé entre la SRL Ambrosini, agent représentant de la SA Intercontract, et la société Jelly Wax, division écologie (sic!), qui a pignon sur rue à Milan et dont l'administrateur est un certain Renato Pent, par ailleurs associé avec une connaissance des lecteurs et lectrices de ce blog, un certain Giorgio Comerio (cf. 4, p. 249). La répartition des coûts est la suivante :
  • Jelly Wax propose à ses clients (dont les sociétés mentionnées ci-dessus) de "traiter" leurs déchets toxiques et dangereux à 500 $ la tonne ;
  • Jelly Wax s'engage à payer à Ambrosini 300 $ la tonne pour les cinquante mille premières et 225 $ pour les suivantes ;
  • Ambrosini offre à l'International Consulting Office de Djibouti 26 $ la tonne de déchets "éliminés" !
Je vous laisse calculer les gains... 

Ainsi, un mois plus tard, le 10 février, le cargo Lynx, battant pavillon maltais, charge à Massa Carrara 2 146 tonnes de déchets répartis dans 10 876 fûts et fait route vers Djibouti. 

Or selon Andrea Palladino, journaliste du Manifesto, le 19 mars 1987, un groupe des "verts" de Massa Carrara dénonce le fait qu'aucune installation de traitement des déchets n'existe à Djibouti, ce qui induit la région Toscane à faire marche arrière sur les autorisations et le gouvernement de Djibouti, devant le scandale, décide de refuser le chargement. 

Jelly Wax passe alors un contrat avec une société de Panama, la Mercantil Lemport SA, dirigée par un certain Luciano Micciché (italien né à Ravanusa en 1949 et résident à Caracas, précise M. François Roelants du Vivier, cf. 1, p. 39), qui décroche les autorisations nécessaires pour que le Lynx puisse accoster à Puerto Cabello (Venezuela, env. 140 km à l'ouest de Caracas) (à noter que dans la liste des 150 sociétés mentionnée ci-dessus, 10% sont vénézuéliennes...). 

Le 28 avril 1987, le cargo décharge finalement ses 10 876 fûts. Qui, en fait d'être "traités", vont rester « entassés à l'air libre par une température moyenne de 35°C dans un entrepôt à ciel ouvert et, de surcroît, non clôturé ». 

Quelques jours plus tard :
Ce qui était à craindre se produit, ... « une dizaine de fûts commencent à suinter. Un matin des gosses qui jouaient au ballon à côté de la décharge s'approchent de cet amas de tôles. L'un d'eux tripote le liquide jaunâtre qui s'échappe et s'en barbouille le torse. La brûlure est instantanée. Transporté à l'hôpital ; il meurt le lendemain dans d'atroces souffrances ».
Extrait d'un article de François Soudan pour "Jeune Afrique", cité par M. François Roelants du Vivier (cf. 1, p. 40). 

Pour autant, le 16 juin 1987, le Ministère de l'Environnement vénézuélien reçoit une nouvelle demande de consentement d'importation de déchets toxiques de la part du gouvernement italien. Il s'agit d'un deuxième chargement affrété par Mercantil Lemport, qui voyage sur le cargo tchèque Radhost. 

Mais face aux événements, le 4 juillet les autorités interdisent au Radhost de débarquer, et ordonnent ensuite une inspection de l'Institut Vénézuélien de la Recherche Scientifique. Le constat est accablant ! Je vous passe les détails, horribles, mais la conclusion du rapport est la suivante : « La Commission de l'IVIC recommande de réexporter immédiatement tous ces déchets vers leur lieu d'origine... » 

S'en suivra presque un incident diplomatique avec l'Italie, le gouvernement vénézuélien estimant avoir été floué. Quant à Miccichè, sentant le vent tourner, il disparaîtra de la circulation, probablement à destination de Miami... 

Transférés vers une base militaire le 9 août, ce n'est que le 21 octobre, soit 6 mois après avoir été débarqués, que les fûts seront réembarqués sur un autre cargo, le Makiri, à destination de Tartous, en Syrie, où ils arrivent le 10 décembre 1987. C'est enfin là qu'il seront repris à bord du Zanoobia, le 17 mars 1988. Le cargo errera en Méditerranée, avec tout son équipage malade et contraint à respirer une puanteur épouvantable, et rejoindra d'abord le port de Livorno en avril puis finalement le port de Carrare en mai 1988, plus d’un an après le départ initial des déchets

Le 7 mai, nous dit Andrea Palladino (cf. 2, p. 73), le professeur Mario Pizzurra, directeur du Département d'Hygiène de Perugia, peut monter à bord pour examiner la cargaison :
L'atmosphère est incroyable - raconte-t-il à l'ANSA -, il y a des déchets industriels de toute nature, des substances hautement toxiques, mutagènes. Ce que j'ai vu aujourd'hui sur ce bateau heurte tout sentiment éthique, toute loi morale.
Le gouvernement décide alors de transférer le cargo et son chargement à Gênes, et de déclarer la situation d'urgence environnementale (ce qui a des implications "légales" non négligeables...). La mission de récupérer les déchets pour les traiter est confiée à la société CASTALIA (groupe IRI), qui obtient à la clé un contrat de 5,5 milliards de lires (soit pas loin de 3 millions d'euros aujourd'hui). [Début]

* * *

Mais revenons-en au Radhost, le deuxième cargo affrété par Jelly Wax et rejeté par le Venezuela, qui lui termine sa course au Liban, le 21 septembre 1987. Toujours avec environ 2 400 tonnes de déchets toxiques dans ses soutes (officiellement du vrac pour usage agricole et industriel...), soit 15 800 fûts et 20 conteneurs débarqués au port de Beyrouth. 

Il faudra quelques mois aux autorités libanaises pour comprendre de quoi il s'agit : 
  • le 18 février 1988, un représentant de la société italienne Ecolife s'était présenté devant le consul du Liban, qui s'aperçoit immédiatement que le document est un faux grossier, en outre plein d'erreurs. Il contacte alors le Ministère des Affaire étrangères de son pays puisqu'il s'agit d'importation de déchets ; 
  • les autorités de Beyrouth enquêtent et découvrent que, une fois déchargés, une quantité indéfinie de fûts avaient été "recyclés", leur contenu vendu comme "fertilisant", d'autres avaient même été repeints, remplis d'eau et revendus à 5 $ l'un... Des centaines de personnes furent empoisonnées ! 
  • les magistrats libanais convoquèrent les représentants légaux des sociétés Jelly Wax et Ecolife, mais inutile de dire que personne ne se présenta ; 
  • une expertise fut diligentée dont le résultat sur le contenu des fûts ne laissait aucun doute : cyanure, fulmicoton, métaux lourds, sable contaminé par des dioxines, herbicides, chlorure de méthylène, et nombre d'autres substances dangereuses ; 
  • Rome finit donc par désigner une équipe de 6 "experts" et une société, la Mont.eco (groupe Montedison), pour se charger de l'opération "récupération". C'est ainsi que quatre cargos furent affrétés pour aller au Liban et réembarquer les fûts toxiques : Voriais Sporadis (arrivée le 30 juin) ; Yvonne A (arrivée le 23 juillet) ; Cunski (départ d'Italie le 23 août) ; Jolly Rosso (départ de La Spezia le 25 août). Le 23 août arrive également à Beyrouth la délégation d'experts, dont la responsable, Cesarina Ferruzzi, confira aux journalistes que « le cargo yougoslave Cunski avait à son bord les matériels et les équipements pour effectuer les travaux d'assainissement nécessaires » ; 
  • la cargaison toxique fut réembarquée sur les quatre cargos fin 1988, mais seul le Jolly Rosso arrivera "officiellement" à La Spezia (d'où les fûts qu'il transportait seront transférés, plus d'un an après, vers Porto Marghera et Trévise). Quant aux trois autres cargos - répétons les noms : Voriais Sporadis, Yvonne A et Cunski -, ils disparaîtront totalement de la circulation et des faits divers... [Début]
* * * 

Retour aux sources

Riccardo Bocca nous raconte dans son livre (cf. 4, chap. 6, p. 125 et sq.), que début juin 2005, un magistrat de la Direction Nationale Antimafia, Vincenzo Macrì, reçoit un mémorial écrit par un certain Francesco Fonti, repenti de la 'ndrangheta, extrêmement détaillé (avec noms, y compris des politiques impliqués, lieux, dates et circonstances). 

Fonti en italien signifie "sources" (on retrouve d'ailleurs cette étymologie en français dans "fonts" baptismaux). 

Et ces sources sont parfois extrêmement surprenantes. Et inquiétantes... 

Il explique en effet qu'à partir d'octobre 1986 il avait été chargé par ses chefs de faire disparaître 600 fûts contenant des déchets toxiques et radioactifs, stockés à la centrale Enea de la Trisaia, a Rotondella, et provenant d'Italie, de Suisse, de France, d'Allemagne et des États-Unis, pour un montant de 660 millions de lires, soit un montant dérisoire de 1,1 million par fût (disons environ 600 euros d'aujourd'hui) ! 

D'abord chargés sur 40 camions, les fûts voyagèrent des entrepôts de Rotondella à Livorno (entre 900 et 1000 km de distance), d'où ils devaient être embarqués et partir pour la Somalie. Sinon qu'entre-temps son chef fut assassiné et il fallut attendre janvier 1987 pour reprendre l'opération. 

Récit de Francesco Fonti :
Le cargo dont nous nous sommes servis était le Lynx, ..., qui avait été affrété par la société Jelly Wax de Renato Pent, auquel j'avais demandé de me fournir une couverture... Le fait est que, selon nos calculs, nous n'aurions pu charger que 500 fûts dans les soutes, et il nous restait donc le problème de trouver une solution pour les 100 fûts restants. Nous avons donc imaginé un plan à deux niveaux : 500 fûts seraient partis pour la Somalie et les 100 autres auraient été enterrés en Basilicate... L'opération s'est déroulée du 10 au 11 janvier 1987... Les factures, préparées par un comptable milanais qui m'avait été présenté par Vito Roberto Palazzolo (trésorier de Totò Riina et Bernardo Provenzano), indiquaient de fausses descriptions pour pouvoir embarquer les déchets toxiques et radioactifs, et furent expédiées à la société International Consulting Office de Djibouti...
Après quoi, toujours selon Francesco Fonti, le cargo Lynx n'accosta pas à Djibouti mais fit route vers Mogasdiscio (Somalie), où furent débarqués les 500 fûts. Et, de fait, la Somalie est juste à côté de Djibouti, la Somalie pleine d'étranges maladies...

 
Pour l'instant, contentons-nous juste d'observer que son récit est parfaitement compatible avec tout ce qui précède... Mais les "coïncidences" ne s'arrêtent pas là ! 

Car outre fournir force détails sur les connexions Italie-Somalie qui recoupent en bien des points l'affaire encore non résolue (!) de l'assassinat d'Ilaria Alpi et de Miran Hrovatin, ainsi que sur sa rencontre et ses relations avec Giorgio Comerio, notamment sur le sabordage du cargo Rigel (auquel il faudrait consacrer un billet entier...), Fonti passe ensuite à l'année 1992, durant laquelle :
En l'espace de deux semaines, nous avons coulé trois navires que nous avaient signalés la société Messina (propriétaire du Jolly Rosso, entre autres) : l'Yvonne A, le Cunski et le Voriais Sporadais... Le premier transportait 150 fûts de boues, le second 120 fûts de déchets radioactifs, et le troisième 75 fûts de différentes substances toxiques et dangereuses.
À savoir les 3 cargos ayant totalement disparu de la circulation et des faits divers depuis qu'ils avaient été affrétés par la société Mont.eco (groupe Montedison) pour prendre en charge, avec le Jolly Rosso, l'opération "récupération" des 2 400 tonnes de déchets toxiques déchargés par le Radhost (le cargo affrété par Jelly Wax et rejeté par le Venezuela), le 21 septembre 1987 dans le port de Beyrouth. 

Or le GROS problème dans cette histoire, c'est que Francesco Fonti fournit des coordonnées tellement précises de l'endroit où aurait été sabordé le Cunski (celui-là même qui, selon Cesarina Ferruzzi, responsable de la délégation d'experts envoyée au Liban par le gouvernement italien, « avait à son bord les matériels et les équipements pour effectuer les travaux d'assainissement nécessaires »), que « le 12 septembre 2009, un robot téléguidé découvre une épave correspondant aux dimensions du Cunski, gisant à 487 m de profondeur, à 14 milles nautiques de Cetraro, sur la côte occidentale de la Calabre. » 

La ministre italienne de l'Environnement s'empressera de démentir, mais sa version est tellement pleine de contradictions (il faudrait un billet entier pour tout raconter, donc, vous m'excuserez... ; pour une reconstruction détaillée, voir 3, p. 209-255) et prend l'eau de tous les côtés qu'elle fait naître cent fois plus de questions qu'elle n'apporte de réponses. Le seul fait réellement concret, comme l'observe l'une des trop rares parlementaires honnêtes du paysage politique italien, Angela Napoli, membre de la Commission Parlementaire Antimafia, qui accuse ouvertement le gouvernement de vouloir dissimuler la vérité dans cette affaire, c'est :
comment est-il possible que Francesco Fonti, lui qui n'est même pas de cette région, puisse indiquer si précisément l'endroit exact où il s'accuse d'avoir coulé un bateau, et que l'on retrouve bien en ce même endroit une épave ?
À ce jour, la question reste posée... [Début]

* * * 

II. De la mer à la terre...

J'espère vous avoir donné une idée assez précise de ce "cycle des déchets", mais la partie la plus intéressante reste encore à découvrir : que sont-ils devenus ? Car là encore, les surprises ne manquent pas, puisqu'en fait, personne ne le sait ! Pas même officiellement ! Même si la solution la plus probable est qu'ils aient été enterrés dans le plus grand secret mafieux (encore et toujours avec la complicité des politiques, il va sans dire...) dans plusieurs décharges disséminées du nord au sud de la péninsule :
  • les fûts du Zanoobia (provenant du Lynx) auraient fini leur course à la décharge de 1) Pitelli, près de La Spezia, de 2) Borgo Montello, près de ... chez moi (Latina), et d'autres encore ;
  • quant aux fûts du Jolly Rosso (provenant du Radhost), il se pourrait bien qu'ils réapparaissent sous peu des sarcophages enfouis dans le lit du 3) fleuve Oliva, au cœur de la "vallée empoisonnée"...
1) Pitelli 

La décharge Pitelli occupe une colline entière qui domine La Spezia. Pendant plus de 20 ans elle aurait opéré en l'absence de tout contrôle administratif, sous la direction d'Orazio Duvia, surnommé "le roi de Pitelli" (pour une description plus précise, voir ce document italien, p. 26 et suivantes). 

Divisée en plusieurs zones d'enfouissement, une de celles qui nous intéresse de plus près est la zone ex-IPODEC, de la société du même nom, qui s'est transformée ensuite - en Italie, tandis qu'elle a conservé son nom dans les autres pays, aujourd'hui groupe VEOLIA - en IPOTEC (Ipotec Italia S.r.l.), puis en 1997 en IPOTER (Ipoter S.r.l.), avant de devenir, le 27 mai 2009, Veolia Servizi Ambientali Industria S.r.l., groupe VEOLIA

Tout ça reste en famille puisque, selon le fameux rapport de Greenpeace, intitulé "The Network", publié en septembre 1997, aujourd'hui introuvable mais dont la traduction italienne est entièrement reportée en appendice par Riccardo Bocca (cf. 4, p. 241 et sq.), Orazio Duvia, présent dans au moins une quinzaine de sociétés actives dans la collecte, le transport et le traitement des déchets (dont les trois principales sont SERVIZI AMBIENTALI Srl, IPODEC ITALIA Srl et CONTENITORI TRASPORTI Spa), était également associé avec le SOCIÉTÉ GÉNÉRALE DES EAUX (SGE) :
SGE a noué des relations commerciales avec Duvia en 1992, en rachetant 99,75% de la société R.T.R ITALIA, par l'intermédiaire de la société milanaise EKIP Srl. Ensuite R.T.R est devenue IPODEC Srl, dont l'administrateur unique était M. J-P V., président d'IPODEC SUD-OUEST et au conseil d'administration d'IPODEC ILE DE FRANCE et d'ONYX AUVERGNE RHONE ALPES. En octobre 1995, EKIP Srl a vendu sa participation dans IPODEC à TERMOMECCANICA Spa pour quatre milliards de lires.
Or la SGE, précédemment Compagnie Générale des Eaux, est devenue Vivendi en 1998, puis a été rebaptisée Veolia Environnement en 2003. 

Le groupe VEOLIA est aujourd'hui totalement indépendant. VEOLIA qui devrait également finir par contrôler 100% de TERMOMECCANICA Spa en 2012... 

C'est par ailleurs dans la décharge Pitelli que seraient enfouis les fameux 41 fûts de Seveso, qu'on avait d'abord retrouvé dans des abattoirs désaffectés à Anguilcourt-le-Sart, probablement abandonnés là par Bernard PARINGAUX, gérant de la société Spedilec, pour qui la dioxine c'est comme les orties... 

L'affaire avait fait grand bruit en France :
retrouver ce média sur www.ina.fr
D'autres s'interrogeaient : - « Que contiennent les 600 fûts eux aussi en provenance d'Italie qui se trouvent dans un autre entrepôt de la Spedilec à Port-de-Bouc ? » (Le Courrier Picard) 

Quelqu'un l'a-t-il jamais su ? Comme quoi si l'on cherche bien, toutes ces histoires ne concernent pas que l'Italie... Quoi qu'il en soit, comme toujours ici, ces affaires restent perpétuellement sans coupables, après s'être éternisées pendant des décennies devant les tribunaux. Et, de facto, le procès continue, et la honte continue : la dernière proposition en date serait de convertir les collines de Pitelli en ... green de Golf ! Oui, vous avez bien lu :-) Ça tombe bien, y a environ 18 trous... Donc on recouvre tout ça, bien beau bien propre, mais SURTOUT sans savoir ce qui se cache dessous ! Surtout pas... [Début] 

2) Borgo Montello 

Les doutes sur la décharge "S0″ de Borgo Montello, cette autre colline des mystères, ne datent pas d'aujourd'hui, puisque dès 1995-96, la municipalité de Latina avait commandé une étude à l'ENEA pour vérifier la présence de déchets toxiques, dont les résultats avaient dévoilé l'existence de trois grosses "structures métalliques" enfouies à une profondeur comprise entre cinq et dix mètres, aux dimensions impressionnantes : 10m x 20m pour deux d'entre elles, 50m x 50m la troisième (en gros un demi terrain de foot !)... 

On pourrait donc croire qu'au lu et au su de tels résultats, un complément d'enquête aurait été ordonné. Et bien non, tout a été archivé, le rapport a terminé dans quelque placard oublié de tout le monde ... pendant 15 ans ! 

Mais tout vient à point à qui sait attendre, et des fouilles devraient commencer ... incessamment sous peu, le tout est d'être patient. Ceci dit, à Borgo Montello, ce serait la camorra qui ferait la pluie et le beau temps. Selon un repenti, Carmine Schiavone, les "casalais" y ont enterré à la fin des années 80 des milliers de fûts toxiques au tarif somptueux de 500 000 lires le fût. Au point que les nappes phréatiques aussi sont empoisonnées... Et près de Borgo Montello il y a même Borgo Sabotino, où se trouve une centrale nucléaire qui était à la pointe de la technologie ... dans les années 50 (!), dont personne ne sait comment sont - ou auraient été - traités les déchets nucléaires produits (voir le P.S. de ce billet). 

Et encore à Borgo Montello on y trouve la société Indeco, du groupe Grossi, récemment arrêté pour désastre environnemental, entre autres, avec plusieurs personnes, dont une de ses principales collaboratrices, une certaine Cesarina Ferruzzi, qui parle encore et toujours de "bombe biologique", mais près de Milan, cette fois... 

Ce même Giuseppe Grossi qui, dans les années 90, avait repris la société Servizi Industriali d'Osnago chargée par Castalia (voir plus haut) de "traiter" les fûts du Zanoobia (cf. 2, p. 81). Enfin, à Borgo Montello il y avait un prêtre, don Cesare Boschin, un prêtre courageux, âgé de 80 ans, qui continuait à se battre et qui dénonça quelque chose qu'il avait vu ou su aux carabiniers, en mars 1995... probablement quelque chose que beaucoup savaient sans oser le dire, comme d'incessants va-et-vient de camions, la nuit, pleins de chargements étranges et puants. 

Mais le bon prêtre paya son courage de sa vie, puisqu'il fut retrouvé assassiné quelques jours plus tard, roué de coups et avec un sparadrap sur la bouche, incaprettato (impossible à traduire, même si la traduction étymologique exacte serait "enchevêtrement"), autant de signes qui ne trompent pas pour prévenir tous les autres qui seraient tentés de parler. D'ailleurs le dossier fut vite classé sans suite, meurtre commis par des inconnus. Point à la ligne. 

En Italie tout ça est une constante : tout finit toujours par être archivé, les pistes brouillées, jamais de coupables (ou à la limite le menu fretin), au bout de procès qui s'enlisent pendant des années, même si c'est toujours les mêmes qu'on retrouve, autant de métastases qui ont envahi ce putain de pays cancéreux, gangréné, corrompu de partout. Je pourrais vous en faire une liste de centaines et de centaines de noms, et vous seriez même surpris d'en connaître déjà beaucoup... [Début] 

3) Fleuve Oliva 

Après deux collines, un fleuve. Un fleuve dans une vallée. Une vallée radioactive... (cf. 3, p. 13 à 56) Où les statistiques de cancers et d'autres maladies infames sont bien plus élevées qu'ailleurs, sans qu'on sache trop pour quoi. Officiellement. Le fleuve Oliva, il est près d'Amantea, là où s'est échoué le Rosso (ex-Jolly Rosso), comme on le voit sur ce clip vidéo que je ne résiste pas à vous remontrer :

   

Chaque fois que je le regarde, j'en ai presque les larmes aux yeux... Courageuse, on y voit l'épouse du capitaine Natale De Grazia, assassiné lui aussi (empoisonné) parce qu'il eut le tort d'enquêter sur les bateaux des poisons et les connexions avec Giorgio Comerio

À noter en passant qu'il y a quelques semaines à peine, Nicolò Moschitta, un maréchal des carabiniers qui avait enquêté aux côtés du capitaine De Grazia, révéla une circonstance inconnue de tous à ce jour : lorsque, le 10 août 1983, l'autre maudit de Licio Gelli s'évada de sa prison suisse, à Champ-Dollon, grâce à la complicité d'un gardien soudoyé, il se réfugia dans un premier temps à Montecarlo, justement au domicile de ... Giorgio Comerio !!! Moschitta raconte également que, durant l'enquête :
Il nous semblait que des forces occultes, difficilement identifiables, contrôlaient pas à pas nos activités...
Ce qui leur permit probablement d'intercepter Natale De Grazia avant qu'il n'arrive à La Spezia... Mais pour en revenir au fleuve Oliva et à la vallée empoisonnée, après avoir détecté la présence de gigantesques "sarcophages" sous le lit du fleuve, le juge Bruno Giordano a déjà fait procéder aux premiers sondages dans le terrain :  

Il en ressort des quantités énormes (de l'ordre de centaines de milliers de mètres cubes) de boues industrielles contenant de nombreuses substances toxiques : mercure, zinc, cuivre, cadmium, béryllium, cobalt, et même césium... Je vous laisse imaginer l'état du terrain et des nappes phréatiques ! Et pourtant, il n'y a dans cette région aucune industrie susceptible de produire de tels déchets. Par conséquent, tandis que les sondages se poursuivent, le Comité De Grazia a d'ores et déjà déclaré sa volonté de se porter partie civile au procès pénal qui ne devrait pas tarder à débuter, et invite les collectivités locales concernées à en faire autant. Je vous tiendrai au courant des suites... [Début]

* * * 
Conclusion

Nous voici (presque) arrivés au terme de ce billet, même si j'ai gardé le meilleur pour la fin. Je veux parler du cinquième livre, de ces poisons d'État dont Gianluca Di Feo nous dit les horreurs, et qui est simplement terrifiant. Ce n'est pas pour en rajouter, mais juste pour vous montrer comment les catastrophes d'hier s'ajoutent à celles d'aujourd'hui pour nous réserver un piètre avenir si personne n'ose crier assez haut que tout cela suffit et qu'il serait temps que les gens - l'opinion publique, la masse des gens honnêtes - réagissent. 

Le livre raconte dans le détail l'immense production d'armes chimiques par le régime de Mussolini, qui s'en servit d'ailleurs à profusion pour aller gazer les "colonisés" (Éthiopie, Libye) (aujourd'hui encore Mussolini est défini un "brave homme" par Berlusconi et son ombre, Dell'Utri, qui qualifient également de "héros" un mafieux notoire, mais passons...), dont des milliers de bombes chimiques furent, juste après la guerre, purement et simplement ... jetées à la mer, et notamment en mer Adriatique (cf. 5, p. 151-154). 

Des études assez récentes montrent que dans cette mer les poissons sont davantage sujets aux maladies et aux mutations génétiques qu'ailleurs, et malgré quelques tentatives d'assainissement par la marine militaire, les pêcheurs de la zone continuaient de souffrir de dermatites aiguës, de conjonctivites, de crise d'asphyxie, de toux violentes, de diarrhées, etc. Mais le dernier incident connu sur les personnes remonte à l'été 2008, lorsqu'un habitant de Molfetta écrivit ses mésaventures à un site Web :
Le dimanche 27 juillet, dans l'après-midi, après une journée passée à la mer, précisément à Torre Gavetone, ma femme a commencé à présenter des symptômes étranges, des brûlures à l'appareil génital, avec des douleurs internes de plus en plus intenses et localisées. Contacté d'urgence, son gynécologue a diagnostiqué une forte inflammation vaginale, à la fois interne et externe, accompagnée d'une lésion de l'épithélium de la muqueuse, au point qu'une intervention chirurgicale au laser a été nécessaire, tandis que l'état inflammatoire a augmenté dans les jours suivants. Ni les différents traitements suivis ni les anti-inflammatoires utilisés n'ont vraiment pu réduire la douleur et l'inflammation des tissus.
La lettre, écrite un mois plus tard, précise seulement : « Ce n'est qu'au cours des 10 derniers jours que l'inflammation a commencé à diminuer, mais sans parvenir encore à une réduction significative de la douleur »... Donc je vous laisse imaginer : vous allez une après-midi à la mer, en 2008, et vous êtes agressé(e) par du gaz moutarde qui se libère encore d'ogives craquant de partout, après un séjour en mer qui dure depuis plus de 60 ans !!! Et il y en aurait aujourd'hui encore des milliers de tonnes qui n'attendent que le poisson, le pêcheur ou le baigneur de passage... 

Ajoutez à cela les centaines de bateaux coulés par la mafia avec leurs chargements de mort, y compris nucléaires, et ça vous donne une bonne idée du prochain endroit où aller passer vos vacances ! Ceci dit, le problème concerne au premier chef les populations résidentes, et ce qui est totalement inacceptable aujourd'hui, c'est que pratiquement personne ne sache rien de tout cela, et que derrière les paravents d'honorabilité et de transparence qu'affichent avec assurance, voire avec dédain, les géants du secteur (voir un extrait significatif de ces sociétés en début de billet), je crains bien que la réalité ne corresponde pas toujours avec l'image qu'elles souhaitent projeter au dehors. Dans un rapport publié l'année dernière, intitulé « Du rare à l’infini. Synthèse du panorama mondial des déchets 2009 », Veolia Propreté nous dit ce qui suit des déchets dangereux :
Une application de plus en plus stricte du principe de précaution d’une part, la complexité toujours plus grande des biens manufacturiers d’autre part, ont provoqué dans certains pays une véritable prise de conscience de l’importance des déchets dangereux alors même que des pays voisins en étaient encore à sous-estimer le phénomène. À partir des statistiques non exhaustives à notre disposition, on peut estimer à quelques 300 millions de tonnes la collecte mondiale de déchets dangereux au sens de la Convention de Bâle. Et d'ajouter : La production de déchets dangereux dans les pays en développement est inférieure à celle des pays développés mais pose de sérieux problèmes car leur gestion est quasi inexistante à part pour les déchets médicaux ce qui crée des cas de pollution environnementale sévère et des problèmes de santé. La production de ces déchets est difficile à évaluer malgré l’existence d’une réglementation spécifique. La collecte des déchets dangereux est largement inférieure à leur production et varie en fonction du niveau de revenu des pays en développement.
Gestion quasi inexistante, collecte largement inférieure à la production, et qui plus est nous parlons d'une production ANNUELLE...
Question : Veolia a-t-elle compris que la situation des déchets dans les pays en développement est infiniment meilleure qu'en Italie, pays en constante régression ?
Du reste, hors déchets dangeureux (si je comprends bien), VEOLIA estime que « l’ensemble des activités économiques liées aux déchets, de la collecte au recyclage », représente « un marché mondial de quelques 300 milliards d’euros », où les intervenants sont de plus en plus internationalisés, « à l’image des principaux acteurs que sont Veolia Propreté et Suez Environnement ou bien sur le seul marché américain, Waste Management. » 

Waste Management est d'ailleurs le deuxième groupe qui gère la décharge de Borgo Montello, via la société Ecoambiente, mais a également chapauté d'autres sociétés dans lesquelles il aurait été bon de regarder de plus près, selon Greenpeace, comme Italrifiuti SpA ou Servizi Piemonte Srl (cf. 4, p. 260-61). 

En tout cas, ce qui doit être clair, c'est qu'un "marché mondial de quelques 300 milliards d’euros" est une proie de choix pour des mafias toujours à l'affût de rentrées supplémentaires. Donc ce que je veux dire, c'est qu'un grand groupe comme VEOLIA, qui a fini (ou finira) par absorber des sociétés ayant joué un rôle clé dans l'affaire Pitelli, et qui peut compter au sein de son conseil d'administration sur la présence de Paolo Scaroni (CEO ENI) en tant qu'administrateur indépendant de Veolia Environnement, aurait toutes les cartes en main pour réaliser une grande opération "transparence & propreté", et rédiger un beau rapport, documents à l'appui, sur ce que recèle vraiment la colline Pitelli

Le groupe y gagnerait sûrement en crédibilité, dans cette histoire où tout n'a été, jusqu'à ce jour, qu'obscurité et dissimulation autour d'un site particulièrement contaminé, où les statistiques des tumeurs enregistrées sont tellement graves qu'on a même évoqué une "épidémie de cancers" !!! 

Même si je doute fortement que les politiques italiens permettraient une opération de ce genre, tellement ils sont intimement mêlés à ces affaires sordides... Ceci étant, pour terminer sur un parallèle avec la situation décrite dans ce billet, je dirais que l'actuel système politique italien est comme ces gigantesques sarcophages enfouis sous le lit du fleuve Oliva, si rempli de boues miasmeuses et de pourritures puantes que ça commence à déborder de partout, et qu'après avoir corrompu et empoisonné pendant des décennies la vie de leur concitoyens, l'heure est enfin venue qu'on leur présente l'addition. [Début]

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1 commentaire:

Martin a dit…

Merci pour cet article.