samedi 21 juin 2008

Turning the Tail - Inverser la traîne

Inverser la traîne : passer de la longue traîne à la grande traîne

Turning the Tail: from Long Tail to Big Tail (Version anglaise)

Inverser la traîne...

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Dans un article fondateur publié sur Wired en octobre 2004, intitulé The Long Tail (opportunément traduit en français par la longue traîne), Chris Anderson décrivait une nouvelle stratégie “de niche” où il devenait désormais possible de vendre un grand nombre d'articles uniques en relativement petites quantités.


En fait, ce qui aurait été anti-économique dans une économie traditionnelle devenait possible ET profitable grâce à Internet.

Ce concept de “longue traîne” a fait florès et s'applique désormais à de nombreuses autres situations, comme les noms de domaine, par exemple, mais aussi et surtout à la pub. Notamment depuis la formidable innovation conceptuelle – et commerciale – apportée par Google avec le fameux binôme AdWords-AdSense.

Dans un billet intéressant sur la question, Scott Karp explique très bien où est l'innovation : la factorisation du modèle d'enchères par la pertinence !

Explication : de 1999 à 2001, les AdWords fonctionnaient au CPM, ou coût pour mille impressions, modèle de tarification en vogue à l'époque, où les annonceurs étaient facturés en fonction du nombre d'impressions de leurs annonces.

Or selon Sergey Brin lui-même, ça ne générait pas beaucoup d'argent (“It didn’t generate much money”).

Dans son livre, The Search, John Battelle nous dit que les revenus tirés d'AdWords se sont élevés à environ 85 millions $ en 2001, alors qu'Overture réalisait 288 millions $ sur la même année avec son modèle d'enchères au CPC (coût par clic, ou montant payé par l'annonceur pour chaque clic sur son annonce):
Un système d’enchère permet ensuite à l’annonceur de déterminer lui-même le coût par clic engendré par la visite de son site en tant que lien sponsorisé. La mise à prix est fixée à 0,15 euros par clic. Lorsque le visiteur obtient la page de résultats du moteur de recherche en ayant entré des mots clés faisant l’objet d’enchères, des liens sponsorisés sont proposés, avec en tête le site du meilleur enchérisseur.
Google ne pouvait pas non plus se contenter de reprendre tel quel le modèle économique d'Overture, puisque c'était le procès assuré. Procès qui a d'ailleurs eu lieu et a duré plus de deux ans, jusqu'à ce que les parties se mettent d'accord entre elles et abandonnent l'action en justice.

Or c'est cette différence essentielle entre les deux systèmes qui a permis à Google de se défendre et d'éviter la condamnation : là où Overture liait automatiquement la première place dans les résultats à la valeur d'enchère la plus haute, Google a introduit la notion de pertinence, ou plutôt de popularité, avec le taux de clics (clickthrough rate – CTR), dont la définition officielle est la suivante :
Le taux de clics correspond au nombre de clics effectués sur votre annonce divisé par le nombre d'affichages (impressions) de celle-ci.
En clair, la valeur d'enchère n'était plus qu'une composante, factorisée par le taux de clics applicable. John Battelle l'explique de façon plus intelligible :
Sur trois annonceurs, le premier paie 1 $ le clic sur un mot clé, le deuxième 1,25 $ et le troisième 1,5 $ sur ce même mot. Sur Overture, c'est l'annonceur 3 qui se positionne automatiquement en premier. Tandis qu'avec Google, si l'annonceur 1 a un meilleur taux de clic que les annonceurs 2 et 3, il se positionnera devant les deux autres bien que sa valeur d'enchère soit plus basse que la leur.
Une innovation toute petite, toute simple, mais qui a quand même permis à Google de passer de 85 millions $ de recettes en 2001 à des milliards 7 ans plus tard !

Et ce n'est pas tout : puisque apparemment, personne n'a fait mieux depuis, la plupart des acteurs majeurs de l'Internet se cherchant encore un modèle économique décent.

En fait, on retrouve dans cette notion de pertinence la même qui est à l'origine du PageRank, au coeur du succès de Google. En outre, l'un ne va pas sans l'autre. Comme disent les américains avec leur pragmatisme habituel : If you don't provide the results, you don't get the money...

Maintenant, l'autre raison de l'adoption massive des services publicitaires de Google, c'est ... la longue traîne, comme le décrit justement John Battelle (c'est moi qui graisse) :
You think Amazon's got scale? You think eBay is huge? Mere drops in the bucket. Amazon's 2000 revenues were around $2.76 billion. But the Neil Moncreifs of the world, taken together, drove more than $25 billion across the Net that same year, according to U.S. government figures. That's the power of the Internet: it's a beast with a very, very long tail. The head-eBay, Amazon, Yahoo-may get all the attention, but the real story is in the tail.
La puissance d'Internet est dans la traîne !

C'est ainsi que Google a connu sa formidable réussite, seul à avoir su mettre en adéquation les nécessités des annonceurs avec le carburant dont ils avaient besoin en abondance sur Internet : du contenu PERTINENT. Avec une régie novatrice qui a permis à des millions de petits sites / blogs de monétiser leur contenu, ou pour le moins d'espérer...

Mais là où Yahoo! était présent depuis le début, c'est-à-dire bien avant Google et avant de s'égarer ensuite, aujourd'hui l'abdication de Jerry Yang apporte pratiquement sur un plateau 90% du gâteau publicitaire à Google (si les Autorités compétentes l'acceptent... et alors même que les annonceurs accordaient déjà environ 70% de leurs budgets « recherche » à Google !). L'ensemble des autres régies se partageant grosso modo les 10% restants.

Pour autant, en 2008, tous ne se font plus d'illusions (comme l'observe caustiquement Emmanuel Parody : croire qu'Adsense paye les contenus c'est une plaisanterie...) et l'UGC, même s'il continue d'être créé à plein régime, n'est plus monétisé comme il se devrait (l'a-t-il jamais été, d'ailleurs ?). D'où le ras-le-bol de millions de créateurs de contenus repris et monétisés par les grands du Web sans aucun reversement ni partage des revenus qui serait satisfaisant. [Top]

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Inverser la traîne...

Une rupture dans cette histoire à succès serait pourtant possible: il suffirait d'inverser la traîne, pour passer de la longue traîne à la grande traîne de l'UGC, représentée par la partie jaune.


(non, ceci n'est pas une pipe !)

Pour illustrer ma pensée, dans un déséquilibre prévisible et prévu par Clay Shirky en 2003, l'analyse de 433 blogs classés par nombre de liens entrants illustrait bien ce concept de longue traîne, avec en tête :
  1. le top 2 représentant 5% des liens entrants
  2. le top 12 (soit moins de 3% du total) 20% des liens entrants
  3. le top 50 (soit moins de 20% du total) 50% des liens entrants

Donc imaginez maintenant une analyse portant non plus sur 433 blogs, mais sur des dizaines de millions de blogs, de sites, de pages de réseaux sociaux, etc.

Vous comprendrez alors que la tête (partie verte), à laquelle nous ferons correspondre de façon tout à fait arbitraire l'équivalent des 30% de sites / blogs / pages qui formeraient le cœur du réseau dans la bonne vieille théorie du nœud papillon (c'est-à-dire les entités plus interconnectées qui se partagent et où converge un maximum de liens et de trafic), ne fait plus le poids à l'heure où le mainstream de l'UGC forme, non plus la longue traîne, mais la grande traîne du Web, largement prépondérante.

Or là est le véritable problème de l'UGC et des créateurs qui sont derrière, c'est qu'ils manquent de représentativité : tout le monde tape dans leur contenu pour le monétiser à qui mieux-mieux, mais personne ne le monétise vraiment à sa juste valeur.

En fait, à l'heure actuelle, seule la tête attire les annonceurs tandis que la traîne est laissée à l'emprise de Google qui en profite au maximum sans craindre les incohérences...

Donc je prédis que le premier acteur qui réussira à refaire ce qu'a fait Google il y a cinq ans avec les AdSense, mais en adaptant cette fois la pertinence et un juste partage des revenus à l'UGC, introduira une rupture encore plus formidable vis-à-vis de tout ce qui a précédé, avec en plus la bénédiction des créateurs de contenu, qui sont évidemment les plus lésés dans et par le système actuel.

Inverser la traîne, passer de la longue traîne à la grande traîne, voilà le prochain défi à relever sur Internet. D'ailleurs Steve Ballmer lui-même ne dit pas autre chose :
At the end of the day, this is about the ad platform. This is not about just any one of the applications. The most important application for the foreseeable future is search.
Au bout du compte, la seule chose qui compte vraiment, ce sont moins les applications que la plateforme publicitaire. Et dans un avenir prévisible, la première des applications est la recherche.

Nous avons donc toutes les données du problème, et la première régie qui créera le mix PERTINENT pour faire coïncider les nécessités des annonceurs d'une part, avec les attentes légitimes des créateurs de contenus en termes de monétisation de l'autre (en matchant l'inventaire des seconds en fonction des messages des premiers), décrochera le jackpot. Même si la bonne équation a encore plusieurs inconnues.

En fait, c'est une ad... équation ;-) [Top]


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8 commentaires:

Anonyme a dit…

Si je comprends bien, il n'y a pas de killer app'. Le futur se fera par l'ad.. jonction d'une couche de "royalties" dans la recherche.

Ce qui présuppose une gigantesque banque de données pour l'enregistrement de ses primautés sur les contenus.

Big Browser (©) étant déjà de plus en plus décrié... ce ne sera pas facile.

Ad... aptation contre ad... captation, en somme!

Jean-Marie Le Ray a dit…

Guillaume,

J'ai encore besoin de réfléchir à la question (je suis très loin d'avoir fait le tour du sujet), mais il faudrait déjà demander à Szarah ce qu'elle en pense.

Jean-Marie

Anonyme a dit…

Deuxième intérêt du billet, c'est de crédibiliser l'idée plutôt à contre courant (euphémisme?) que la situation actuelle du monde de la recherche, avec la prééminence de Google, est loin d'être immuablement figée.

Sous cet éclairage, on comprend mieux la récente sortie d'Admanager En offrant une alternative de poids à Adsense, elle permet finalement à GG de supprimer la frustration de ces créateurs de contenu du bout de la longue queue (pardon..!). Tout en renforçant ses propres positions

Un genre d'autorégulation bien comprise, alors ?

Anonyme a dit…

Cet excellent billet explique à merveille l'historique, les mécanismes et l'exploitation de la longue traîne.

Au niveau des perspectives ...
Le credo "If you don't provide the results, you don't get the money... " est encore loin de se vérifier : songez aux requêtes qui conduisent par des liens en première page des SERPs à des fiches vides ou à des documents indisponibles (des livres par exemple).
La sacro-sainte "pertinence" est un concept relatif et les majors qui bénéficient actuellement d'une traîne optimisée ne sont pas près de collaborer, ça risquerait de leur faire perdre leur impact sur les résultats.

La solution peut venir des moteurs de recherche mais ont-ils vraiment intérêt à améliorer la pertinence des résultats ?
Les challengers se contenteraient volontiers d'une plus grande part du gâteau que celle qui leur échoit actuellement, sans changer de technologie.
Yahoo! va obtenir ce résultat par son alliance avec Google, on parle d'un gain de 800 millions de dollars en un an.
Sans changer de méthode.
Gagner plus sans rien faire de plus, c'est possible : c'est ça, optimiser.

Question recherche, la pression ne viendra pas de l'internaute mais de l'annonceur.
L'annonceur ira toujours là où il obtient le meilleur ROI, sinon il faillirait à ses obligations.
MS peut-il révéler un algo qui renverrait les autres à leurs laboratoires ?
C'est possible mais ce ne serait pas une solution immédiate.
Encore faudrait-il que l'audience suive ...
On a beau prétendre que l'internaute est volage et qu'il va là où il trouve son intérêt, il est aussi paresseux et bloqué par ses habitudes.
Il faut des années pour qu'un "meilleur" s'impose un peu, songez à FireFox.

De toute façon, il me semble que l'équation est plus simple et, de mon point de vue, GG dispose déjà du nécessaire pour parer à toute innovation.
Il n'a aucun besoin d'en faire état puisque tout le monde (statistiquement parlant) est satisfait, de l'internaute à l'annonceur.
Tout ce que GG doit faire, c'est assurer une progression constante mais raisonnable du ROI des annonceurs.
Et donner à l'internaute ce qu'il attend, ou convaincre l'internaute que ce qu'il obtient est ce qui lui convient le mieux.
What you get is what you need : WYGIWYN.

Je crains que question recherche nous nous trouvions dans un processus de dévoilement programmé du progrès, un peu comme ce qu'on a connu au niveau des microprocesseurs : on pouvait passer directement du Pentium 1 au Pentium 5 sans étapes intermédiaires, la technologie était prête mais il fallait rentabiliser chaque stade de l' évolution.

Jean-Marie Le Ray a dit…

Szarah,

Merci pour cette réponse pertinente.

J'aime bien le concept de "traîne optimisée" et le passage sur l'internaute "paresseux et bloqué par ses habitudes", c'est trop souvent mon cas.

J'ai encore besoin de penser aux développements de mon raisonnement, dont ce billet est une étape dans le cadre de ma réflexion sur les modèles économiques du Web.

Je vais maintenant m'attaquer au dialogue entre Tim O'Reilly et Michael Arrington, mais j'ai besoin de digérer toute cette masse d'infos et de stimuli pour en tirer un raisonnement qui tienne la route.

Merci donc de contribuer à ma réflexion :-)

Jean-Marie

lebosstomtest a dit…

C'est tellement mieux quand elle est longue ET grosse.. la traine..

Jean-Marie Le Ray a dit…

BossTom,

Je vois que tu respectes la traduction, c'est bien :-)

Christophe Benavent a dit…

Bonjour,

ne perdez la la signification économique de cette idée, qui est bien plus ancienne que celui qui en apparaît l'auteur, elle est le fondement d'une bien vieille idée en marketing celle de l'économie de la segmentation pour plus de détail :

http://i-marketing.blogspot.com/2008/06/une-trane-bien-paisse.html